Le compte à rebours est presque terminé. Jusqu’au 31 décembre à minuit, un citoyen de l’Union européenne qui s’installerait au Royaume-Uni aura le droit automatique d’y vivre et d’y travailler. Le lendemain, il sera trop tard et un permis de travail sera requis.
Avec l’entrée en vigueur des accords post-Brexit, les Européens vivant au Royaume-Uni vont donc se diviser en deux groupes distincts, selon leur date d’arrivée dans le pays. Mais comment les distinguer? Dans un pays qui n’a ni carte d’identité, ni base de données centralisée de la population, les autorités britanniques ont dû se lancer dans un immense exercice d’enregistrement des quelque 3,7 millions d’Européens résidant outre-Manche. Ceux-ci ont jusqu’au 30 June 2021 pour s’y inscrire. Au-delà, ils tomberont dans l’illégalité.
De nombreuses associations tirent la sonnette d’alarme, craignant que des dizaines de milliers de personnes, peut-être plus, ne soient en train de passer entre les mailles du filet. «A terme, il va y avoir beaucoup de tragédies individuelles», s’inquiète Monique Hawkins, de l’association «The 3 Million», qui représente les Européens vivant au Royaume-Uni.
Le «settled status», créé spécialement pour ces Européens, est attribué relativement facilement. Il suffit de prouver sa résidence au Royaume-Uni. Si celle-ci date de moins de cinq ans, un statut temporaire («pre-settled status») est accordé; plus de cinq ans, et le statut devient permanent. Pour quelqu’un qui dispose d’un contrat de travail, for example, c’est simple.
Mais de très nombreux cas se révèlent compliqués. Peu avant la pandémie, Jakub Krupa, un volontaire au Centre polonais de Londres, a vu débarquer un Polonais présent au Royaume-Uni depuis quatorze ans. «Il n’avait pas de compte en banque, parce qu’il ne faisait que des boulots payés de la main à la main. Il n’avait pas de contrat de travail. Il n’avait pas de contrat de location de sa chambre, qu’il sous-louait. Et il n’avait plus ses billets d’avion ou de car montrant son arrivée au Royaume-Uni. A la fin, on a fini par soumettre sa carte d’abonnement au métro de Londres comme preuve de résidence.»
Barbara Drozdowicz, directrice du East European Resource Centre (EERC), voit passer de nombreux cas similaires. «Beaucoup des gens qui viennent dans notre centre lisent mal, et ne sont pas capables d’assimiler un document administratif complexe.» Il faut les accompagner pas à pas dans leur démarche, en espérant trouver des documents en ordre. «Il y a aussi les personnes âgées qui sont venues au Royaume-Uni pour s’occuper de leurs petits-enfants, pendant que leurs enfants travaillent ici», continue-t-elle. Ces dernières n’ont généralement ni bail, ni contrat de travail. Mais si elles veulent rester légalement au Royaume-Uni au-delà du 30 June, elles devront obtenir le «settled status». Au total, l’EERC a aidé 8500 personnes à s’enregistrer.
Celles-là ont donc leur cas résolu. Mais combien ne sont même pas au courant des démarches à effectuer? D’association en association, les exemples inquiétants se multiplient. Il est question de personnes âgées vivant au Royaume-Uni de longue date et n’ayant pas réalisé que la question les concernait; de gens du voyage, notamment les Roms et les Irish Travellers, qui n’ont pas entendu parler du sujet; de mineurs nés au Royaume-Uni mais qui n’ont pas la nationalité britannique, et pour qui les parents ne font pas la démarche… Les quelque 3000 prisonniers européens condamnés à une peine de moins de 5 ans ont aussi le droit au «settled status» (au-delà, ils en sont exclus). Mais comment les informer? «Je reçois aussi des e-mails, notamment de Roumains, qui sont surpris qu’il faille enregistrer les bébés», poursuit Monique Hawkins, de l’association The 3 Million.
Combien d’Européens risquent ainsi de devenir des clandestins? Si les autorités britanniques réussissaient à enregistrer 99% des Européens vivant outre-Manche, ce qui serait un exploit, environ 37 000 personnes deviendraient illégales. Et si le chiffre tombe à 90%, on parle de 370 000 personnes dans l’illégalité.
De toute façon, le nombre d’Européens vivant au Royaume-Uni (3,7 millions) n’est qu’une estimation assez vague de l’Office national des statistiques. Faute d’enregistrement obligatoire jusqu’à présent, il n’existe pas de chiffre fiable. The 30 June, il sera impossible de savoir combien de personnes manquent à l’appel.
La situation n’est pas sans rappeler les prémices du scandale de la génération «Windrush». Ces Jamaïcains, arrivés à partir de 1948 au Royaume-Uni par un bateau de ce nom, ont débarqué sur le sol britannique sans s’enregistrer nulle part. Beaucoup d’entre eux ont ensuite fait leur vie, jusqu’à ce que le Ministère de l’intérieur durcisse ses règles en 2012. Désormais, propriétaires, médecins ou encore enseignants sont censés vérifier le droit de résidence des gens avec qui ils traitent. L’objectif officiel est de créer un «environnement hostile» pour les immigrés illégaux. Soudain, certains migrants de la génération Windrush se sont retrouvés expulsés d’un pays où ils avaient fait toute leur vie, et d’autres se sont vu refuser la prise en charge de leur traitement pour un cancer. «Avec les Européens, nous sommes en train d’assister à une réplique exacte du scandale Windrush», craint Monique Hawkins.